CRITIQUE - « La petite pièce en haut de l’escalier » de Carole Fréchette au TNM dans une mise en scène de Lorraine Pintal

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Grâce vit un conte de fées. Issue d’un milieu moyen prônant les valeurs de l’ascension sociale et de la consommation, elle croit avoir tout obtenu pour être heureuse. Elle s’est mariée avec un homme riche et beau qui l’encourage à profiter de la vie dans les limites d’un bonheur accepté…acceptable.

Sa mère l’encourage sur cette voie. Sa sœur, d’un tempérament différent, la mettra en garde contre des promesses de bonheur instantané que seule l’œuvre du temps peut véritablement honorer. Le mari de Grâce brille par son absence; les responsabilités de son travail l’amènent à se déplacer, voyager. Il demande à sa nouvelle femme de se divertir comme bon lui semblera, de disposer des lieux de la grande maison à sa guise à l’exception de la « petite pièce en haut de l’escalier » dont il lui interdira avec son engagement l’accès.

Malgré la tranquillité et le bonheur de ses jours, Grâce se verra attirée par cette chambre dérobée comme par l’appel vorace de son gouffre. On reconnaît en filigrane le conte de « Barbe bleue ». À partir d’ici le fantasme de la blessure n’a d’équivalent que la réalité de l’imagination. Un corps d’une léthargie agonisante gît au sol. Grâce ne cherche pas à identifier le corps, elle s’identifie à lui. Psychodrame de sexualité morbide dans la pièce. Elle reste solidaire à l’aveuglement de ses blessures en soupçonnant son mari d’avoir commis ce crime et le soupçonnant de laisser planer la menace sur elle s’il venait à découvrir qu’elle s’est introduite dans la pièce. A-t-elle la bonne raison d’avoir peur? Est-elle plutôt dupe, le jouet de sa violence intime qu’elle détourne contre elle et qu’elle projette sur son mari?

La suite attendue de l’histoire épilogue sur l’ascendant psychologique de cet événement. Le secret présumé de son mari agira sur Grâce comme le catalyseur de son propre interdit. La petite pièce en haut de l’escalier transposera dans ses latentes virtualités toute la réalité de la grande maison à l’équivalent d’un souffle sur un château de cartes. Au décor, les deux plans de la porte servent bien l’unique effet d’un troisième espace ouvrant une brèche qui met en abîme le lieu et le condense. Petite chambre d’une réduction essentielle en définitive « entre ce qu’il y a et ce qu’il n’y a pas ». On rappellera à Grâce, le réfutant, que le corps qu’elle dit avoir découvert dans la chambre est le fruit de son imagination.

L’espace épuré du décor partage la fluidité aérienne du vide avec la fluidité aqueuse des aquariums. Fluidité libre et fluidité porteuse, où l’invisibilité intérieure des personnages, d’abord abstraits à eux-mêmes et se cachant dans une moindre mesure à eux-mêmes et aux autres, arrive à les reconnecter à eux-mêmes, en équilibre avec l’impondérable au contact de la matérialité immatérielle des mots.

À l’éclairage, les passages de la pleine lumière à son obscurcissement sont coextensifs à la respiration de l’esprit, davantage que le souffle organique du corps. La pensée intime, plus que le trouble de la chair, glisse sur l’effet de l’inconnu. Grâce cherche à éviter les démons intérieurs qui l’animent et les figures du mal plus que le mal. La lumière, très haute, cosmique, ou provenant d’un étincellement diffus des profondeurs d’une chambre, reste un espace de représentation nocturne pour l’esprit qui y reconnaît sa matière éthérée, mais s’en repaît avant tout comme de son inconscient. L’onirisme délibéré de la pièce et la naïveté qui s’en dégage sont plus près des nourritures de l’esprit que ce qu’en cache une idée ou ce que l’idée réfléchie peut se dévoiler.

Avec la lumière, la maison comme la chambre atteignent à une étendue indéfinie de l’espace qui déborde le cadre du lieu en effaçant les repères. Le grand est dans le petit autant que le petit est dans le grand : étendue vierge. Vecteur d’origine où se joue les énigmes de l’inconscient. Sans comprendre, par déni, Jocelyne la mère de Grâce lui demandera d’où lui viennent toutes ses larmes, puits sans fond d’une totalité impossible. Et à la fin de la pièce sa sœur, moins crédule, lui demandera ce que sont, au fond, des vraies larmes?

Si l’une des sœurs est plus réaliste, en contact avec les vicissitudes du monde, l’autre sœur est plus farouchement rêveuse dans sa tour d’ivoire. Et si l’une, volontaire, confronte l’objectivité rêche du monde, l’autre se laisse immerger à la fois par le rêve et la peur. Elle laisse un total libre cours à ce qui, par essence, lui échappe. La première des sœurs est plus expressive alors que la deuxième, Grâce, est plus « impressive ».

L’une est entrée dans le devenir consentant de son expérience, tirant parti de ses choix et de sa vie qu’elle met en mouvement pour mieux assurer son action sur le réel; et l’autre, Grâce, qui est restée dans l’innocence d’une immobilité face à sa vie, certainement à cause de ses peurs mais au surplus par un refus presque aussi originel, en quelque sorte, qui confère à l’immobilité dont elle se sépare mal une inanité équivoque, valant comme béance de l’expérience, et lui donnant un pli- sans aller jusqu’à l’aplomb- stoïque. Grâce avance dans la vie avec exaltation et tremblement. On ne lit pas de rupture constitutive chez elle avec les premières pliures de l’enfance et ses froissements à venir.

Distribution : Isabelle Blais, Henri Chassé, Tania Kontoyanni, Julie Perrault, Jean Régnier et Louis Turcot. Éclairages : Claude Cournoyer. Décor : Diane Lévesque.

J’ai pensé d’abord : « on s’éloigne d’une vraisemblance psychologique des personnages dont on entrave la transparence par une allusion symbolique »; la rature a suivi d’un même trait. Là où je voyais de vaines répétitions ( onirisme vieillot de la vie en rose et critique de son maniérisme), la lacune se présentait de nouveau à moi avec la cohérence d’une exigence à se laisser déchiffrer. Je me ravise. Disons que, pour un récit qui a pour cadre et enjeu ceci l’intériorité et cela les affects, nous sommes plus près de l’interprétation symbolique et de l’idée qui annonce ses fards que du sentiment nu.

Or, je crois que cela a été voulu comme tel. La mise en scène et le jeu des comédiens optent moins pour l’abandon immédiat dans l’incarnation de ce théâtre que pour cet abandon qui vise à atteindre un recul, quoique nécessaire, à l’épanouissement de la sensibilité intelligible de l’idée. C’est là qu’il y a occurrence de symbolisme. Les mots sur la scène disent un peu autre chose que ce que l’on en entend et les personnages pensent un peu ailleurs que ce qu’ils donnent à penser.

« La petite pièce en haut de l’escalier » ne pâtit pas de ce symbolisme ouvert. L’écriture de Fréchette ne se compromet pas dans l’allégorie. Son écriture arrive à dénouer dans la profondeur fossile et matérielle de la psyché, par le truchement du symbole qui s’expose en se dérobant, ce qui subsume tout l’appliquant à sa seule valeur de répétition. Ainsi, si les personnages cherchent une ouverture de fait à leur vie c’est par un recul du consensus à l’action et l’action performative du langage, où s’avance l’altérité simple du symbolisme qui suspend le principe de réalité dans l’onirisme pour mieux signifier que la liberté essentielle passe par le langage.

« La petite chambre en haut de l’escalier » au TNM jusqu’au 29 mars 2008

Collaboration spéciale
J.-S.BOISVERT
jeansebb@hotmail.com