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Critique
Jusqu'au 8 avril prochain, le TNM présente « Abraham Lincoln va au théâtre », une pièce de Larry Tremblay, dans une mise en scène de Catherine Vidal. Cette pièce, d'abord écrite sous forme de roman en 2008, traite de la difficulté de percevoir la réalité des choses, lorsque le mensonge et la vérité sont si inextricablement liés qu'il devient impossible de les départager. Voilà bien une situation dans laquelle nous pouvons nous reconnaître, à l'ère de la censure, des médias sociaux et des institutions qui doivent se parjurer pour exister...
Ici, le sujet de la pièce - l'assassinat de Lincoln par un comédien - n'est qu'un prétexte pour démontrer la seule vérité sous-jacente, à savoir que l'Amérique est plongée dans une telle schizophrénie qu'il devient impossible de connaître la vérité, tant elle est dissimulée et imbriquée dans le Faux.
Pour tenter de démontrer cette prémisse, le dramaturge s'est servi d'un événement historique de départ, soit l'assassinat du seizième président des États-Unis, Abraham Lincoln, le 14 avril1865, à Washington. Ce dernier est tué par balle alors qu'il assiste à la représentation de la pièce de Tom Taylor, Our American Cousin (titre français: Lord Dundreary. Notre cousin d'Amérique.), au théâtre Ford. L'assassin de Lincoln, John Wilkes Booth, est un acteur et sympathisant de la cause confédérée qui, par ce geste, espère renverser la présidence de Lincoln et ainsi éviter l'abolition de l'esclavage. Voilà pour la mise en place de l'échiquier. Ce fait historique ne sert toutefois que de paravent pour démontrer l'hégémonie du mensonge de la société américaine.
Pour arriver à faire cette démonstration, le procédé de Tremblay est toutefois complexe, car il utilise les mêmes leurres que ceux qu'il veut dénoncer, soit le bombardement de mensonges, la mise en abîmes de plusieurs situations, tellement nombreuses et complexes qu'il devient impossible d'en dégager la vérité. Tel est pris qui croyait prendre! Ainsi, il pose la confusion au sein même de sa pièce. Est-ce une tragédie ou une comédie? Les deux sont représentés : il s'agit de l'assassinat du président des États-Unis, mais qui est joué par Laurel (Luc Bourgeois) et Hardy (Mani Soleymanlou) dans une mise en scène loufoque. Des images vidéo apparaissent régulièrement sur scène, montrant les acteurs de façon loufoque et caricaturale, provoquant chaque fois le rire des spectateurs. Il y a plusieurs mises en abîme où le metteur en scène sera remplacé, après avoir été assassiné. Je dois dire que le leurre fonctionne, car c'est assez mélangeant pour les spectateurs. Ils se trouvent eux-mêmes pris dans ce que Larry Tremblay a choisi de démontrer : l'impossibilité de discerner le vrai du faux, lorsqu'on nous en met plein la vue, en tentant de nous confondre. Mission accomplie : la multiplication des poupées russes a réussi à me perdre complètement, comme spectatrice. Comme plusieurs, je me suis demandé : « Mais, à quelle pièce est-ce que j'assiste, finalement, à travers cette série de démasquages et de coups de théâtre? Qu'a voulu me dire l'auteur? »
Laissons la parole à Larry Tremblay lui-même. « Pour écrire Abraham Lincoln va au théâtre, je me suis concentré à l'époque sur une suite d'oppositions qui m'aidait à définir concrètement ce que j'appelais la « Schizophrénie de l'Amérique » : le tragique/le comique, le gros/le petit, le Noir/le Blanc, le pauvre/le riche, le Sudiste/le Nordiste, le Républicain/le Démocrate. Si j'avais à redéfinir ma pièce aujourd'hui, je m'en tiendrais à un seul couple d'oppositions : le vrai/le faux. » (Extrait du livret du TNM.)
Voilà bien l'essence de cette pièce. A travers les nombreuses mises en abîmes, la confusion de genre théâtral (tragique vs comique), les différents rôles que prennent les protagonistes, le sujet de l'assassinat comme simple prétexte, l'arrivée inopinée de Didier Lucien en second Abraham Lincoln, (le premier étant incarné par Bruno Marcil); voilà bien des questions que doivent résoudre les spectateurs. Le chemin de la vérité se révèle comme une course à obstacles perdue d'avance, car c'est bien ce que le dramaturge a voulu nous faire comprendre, en nous le faisant vivre...
Crédit photo : Yves Renaud
Jusqu'au 8 avril, au TNM